- Jasper & Rosa -
Love, Rosie  

Je range le ruban. Un ruban qui me sert à faire mon dernier numéro pour la soirée. Je m’applique, il ne doit pas s’abîmer, ne doit pas avoir de défauts. Le spectacle se termine et moi je m’éclipse. Mes affaires sont rangées, je file dans les vestiaires avant qu’ils ne soient bondés. Je retire ma tenue, je la range dans mon casier. Je garde ma coiffure, elle est un peu rétro, on pourrait penser que je sors d’une affiche pour un cirque des années 1915. Peu importe. J’enfile mes fringues, plus simples et plus chaudes. Un jean noir et un grand pull en laine. Je mets mes bottines, écharpe et gants et je file dans la plus grande discrétion. C’est ce que je peux espérer de mieux, partir avant qu’il ne me croise, avant qu’il me fasse des reproches pour ensuite s’approcher de trop près. La musique retentit encore, il doit saluer, profiter des applaudissements. Alors je file sans croiser personne. Je file, je marche. J’ai toujours aimé cela. Parfois, je me promène de nuit le long de la plage, je regarde la mer, je regarde au loin, des rêves plein la tête mais toujours bloquée. Il y a trop de vent pour se promener le long de la mer. J’avance dans les rues de Brighton, j’ère. Je pourrais rentrer mais mon esprit n’est pas serein. Il n’est que trop rarement apaisé, trop rarement calme. Je sais où mon inconscient m’emmène, je sais ce qu’il va se passer, demain, peut-être que je regretterais, peut-être que non, allez savoir, je vis au jour le jour et nous ne sommes pas demain, nous n’en sommes pas encore là. La nuit froide me fait du bien, l’air qui frappe mon visage anesthésie tous mes membres. Je sais que bientôt je trouverais un bon moyen de le réchauffer.

Il n’est pas encore trop tard, la nuit est déjà là mais elle vient toujours plus vite en hiver. Je continue d’avancer, je croise des passants, des gens heureux, des gens malheureux. Noël approche, pour la plupart des gens c’est une fête agréable, jamais pour moi, je reçois rarement des cadeaux, ou alors juste de nouvelles tenues pour le spectacle mais en soit, tout le monde en reçoit au cirque. Peu importe, j’ai grandi comme ça, dans la froideur d’une famille que l’on m’impose, je n’ai pas le courage de partir, je me sens prise au piège, je suis peut-être lâche. J’ai peut-être peur. Pourquoi je ne m’en vais pas ? Pour la simple et bonne raison que je n’ai pas les moyens. Et pourtant, je vais pousser la porte de ce pub en ville. Je l’aime bien, je commence à connaître le propriétaire. Parfois j’ai même le droit à un verre offert, je suis une bonne cliente et c’est le whisky qu’il propose qui réchauffera mon corps. Je regarde la salle, elle n’est pas archi pleine mais il y a un peu de monde, c’est comme cela que j’aime cet endroit, vivant, c’est toujours mieux que mon studio. Au comptoir, je reconnais une silhouette dans la lumière tamisée. Je m’avance et je prends la chaise haute à côté de l’homme. Ce n’est pas la première fois que je le croise, je commence à connaître quelques éléments de sa vie, lui par contre, il ignore tout de moi, je suis juste cette fille dans un bar. Jasper, c’est son prénom. Je commande un whisky sans glace à la barmaid, en attendant mon verre, je me tourne légèrement vers ce compagnon d’infortune. « - Décidément, on se croise toujours au même endroit » Je reçois mon verre, je le descends d’une traite et j’en demande un nouveau. Je sens la brûlure de l’alcool descendre en moi, cela m’envahit d’un certain plaisir. « - Comment ça va ce soir ? »

- Jasper & Rosa -
Love, Rosie  

C’est un endroit relativement chaleureux. C’est là que je vais quand mon pauvre studio n’est pas à mon goût. Il semble si vide. Et puis il y a des chances que mon oncle me trouve dans cet appartement, il sait où je vis, il sait tout. Omniprésent. Ce monstre me bouffe petit à petit et je ne sais pas comment je dois faire face à un tel parasite. C’est mon refuge cet endroit, je m’y sens bien, je me dis qu’il y a peu de chance de mon oncle me trouve ici et me demande des comptes ou autres choses. Je le déteste, je le déteste au moins de souhaiter au plus profond de moi sa mort. Je suis bien trop lâche pour appuyer sur la détente mais j’en rêve tout de même. Et puis si je le tuais, il aurait gagné, il me priverait du peu de liberté que j’arrive à avoir maintenant, alors je subis et je prie pour que la roue tourne. On ne peut pas être pourri jusqu’à la moelle et s’en sortir impunément, cela ne serait pas juste, tellement injuste. Alors je me réfugie dans ce pub et l’alcool devient mon meilleur ami. Cela me permet d’oublier ma condition l’espace de quelques secondes, quelques minutes, parfois quelques heures quand le whisky chauffe mes méninges.

En entrant dans le bar, je retrouve une silhouette que je connais. Je m’installe à côté de lui. Jasper, je l’ai rencontré pratiquement au même endroit, dans ce bar autour d’un verre, deux âmes brisées par la vie, deux âmes perdues. Peut-être que je peux être une lumière pour éclairer l’obscurité de sa vie. Etre un phare, l’aider. J’aurais accompli quelque chose de bien dans ma vie au moins et puis Jasper semble être un type bien. Je le salue, précisant que l’on se retrouve toujours au même endroit, jamais ailleurs. Je souris et je commande un verre d’alcool écossais. Je le vide rapidement, j’en demande un nouveau. Je demande à Jasper comment il va, je m’intéresse toujours à lui, sincèrement pas juste pour faire la conversation. « - Je sais bien, mieux maintenant que j’ai un verre dans la main, merci pour le verre » Je souris à nouveau. Je retire mon manteau, mes gants et je pose mes affaires sur la chaise haute à côté de moi. Je remonte les manches de mon pull sans faire attention aux bleus que j’ai sur le corps. Stigmate d’un oncle possessif et malsain. J’ai tellement l’habitude de les voir que je ne me formalise plus. Je reçois mon nouveau verre. Je le bois plus doucement. Des musiciens se mettent à jouer dans le fond du pub, des clients dansent un peu. Je ris en les voyant. « - On devrait danser, juste pour se défouler, oublier, on fait peine à voir, allez, tu viens ? »