Le regard qui tombe sur les étoffes. Boule de vêtements froissés, abandonnée dans un coin de la pièce. Incapable de se résoudre à les jeter. Laissés là, comme une preuve que ce qui s'est passé est réel. Obsession qui tourne en boucle dans la caboche blonde, comme un disque rayé qui saute, encore et encore. Souvenirs macabres qui s'alignent sur ses rétines, au creux de la nuit. Des cauchemars qui s'accumulent, heure après heure. Le sommeil commence à manquer et les cernes, conquérantes, s'impriment sous ses yeux clairs. Il ne les compte plus, ces temps de répit, hachés par d’innombrables réveils en sursaut à la mélodie des détonations. Images plus terribles les unes que les autres. C'est revivre cette soirée, mais chaque fois est pire que la précédente. Voir son corps s'effondrer et les balles malmener la chair. Le sang qui forme une flaque, dans laquelle ils pourraient bien finir par se noyer. Il ne voit plus que ça, Seth, dans les nuits terribles. Une seule et même scène, qu'il est condamné à rejouer un millier de fois au moins. Les armes et les cris. Son regard vide et son corps sans vie. Les supplications et les mots acides, crachés par la silhouette fantomatique. Why did you leave me here to die, Seth ? Reproches qu'il voit dégouliner de ses lèvres cyanosées. You're so pathetic. Syllabes qui l'assassinent, jusqu'à ce qu'il ne puisse plus le supporter, jusqu'à ce qu'il se réveille, seul, dans le froid. La carcasse tremblante et les sanglots pour nouer sa gorge.
[…]
Un chemin fait dans tous les sens. Itinéraire qui diffère pour les semer, eux, les corbeaux. Les flashs crépitant dans son dos et les vipères qui s'interrogent. Il a perdu patience, Seth. Il a haussé le ton. Gueulé dans la nuit pour les faire fuir. Just leave me alone, please. Cette sensation d'être un animal jeté sur la piste de cirque. Bête de foire dont on vient contempler les larmes, qu'on éponge avec quelques articles ridicules dans la presse. Son comportement, on l'attribue à ce qu'il vient de vivre. Mais ils ne pensent pas à tous les autres ; aux anonymes, aux sincères, dont le palpitant a véritablement saigné, cette nuit là. À tous ceux qui assument les ressentis, et étalent les mille nuances pourpres de la passion aux yeux du monde. À tous ceux qui s'embrassent et s'étreignent, assument jusqu'à s'éteindre. Pas comme lui.
Silhouette discrète qui se faufile dans les couloirs. Qui espère retrouver un peu de lui, et pas simplement ce corps étendu entre les draps aseptisés. Carcasse charcutée, survivant au rythme de machines effrayantes. Il presse le pas et bouscule la porte de la chambre. S'avance sans même le regarder, pour rejoindre ce fauteuil où il a déjà tenté de trouver le repos de trop nombreuses heures. Jour comme nuit. Négociations interminables avec le personnel soignant. Peur qu'il se passe quelque chose, peur de ne pas arriver assez vite, si le pire devait se produire.
Il lève les yeux finalement, Abberline. Prunelles d'azur qui cherchent les siennes, qui espèrent, et pensent même rêver un instant. Mirage de plus en plus réaliste. Il prend un pas en avant, puis un autre. « You're awake. » You're alive. A l'intérieur c'est l'anarchie, à nouveau. Cœur qui se renverse, tripes qui se serrent. L'indifférence pour essuyer les larmes qui bordent ses paupières. Larmes d'épuisement. Il a trop attendu. Trop espéré. Il est mort, un peu plus à chaque seconde qui s'est écoulée – chaque seconde pour l'éloigner de lui. « I hate you. I fucking hate you. » Mots qui claquent sous son palais, alors que ses mains tremblent. Les souvenirs se bousculent. Pixels retrouvés bien trop tard, une fois à l'hôpital, dans son costume tâché d'hémoglobine. Where are you. Quelques mots avant la fin. Quelques mots pour dire au revoir.
Il s'approche enfin, Seth. Menace de s'effondrer là, de faillir devant ses yeux – une fois de plus. Alors il s'avance, les mains enfoncées dans les poches, la silhouette vacillante. « Glad to see that you're ok. » Palabres qu'il noie dans une indifférence feinte. Un jeu d'acteur qui ne tient plus la route, quand un sanglot s'immisce entre les syllabes. Ses prunelles plongent sur son teint trop pâle et ses orbites creusées. Il pourrait lui sortir une énième connerie – une dernière méchanceté, avant de faire demi tour. Mais tout ça, ça n'a plus d'importance. C'est fade et presque douloureux. C'est tout ce qu'il a regretté ce soir là, sur le sol de la salle de réception, quand il l'a vu crever entre ses bras. Alors il se penche, Seth. Il se penche et il l'embrasse. Prend tout ce qu'il aurait pu perdre, même quand il n'en a pas le droit.