Curtis était certain de deux choses. La première, c'est qu'il n'avait aucune idée d'où la relation qu'il entretenait maladroitement avec Toni le mènerait. La seconde, c'est que s'il avait l'occasion de remonter le temps, il referait exactement la même chose. Même si leur quotidien s'avérait frustrant, même si les cris de la petite créature qu'il tenait persistaient à faire de ses nuits des cauchemars éveillés.
Nessie. Boule recroquevillée dans ses bras, alors qu'il lui donnait le biberon. Ses grandes billes noires captivées par le visage de Curtis, qui lui rendait bien ses regards intrigués. Emblème de l'amour suprême – et d'une douleur infinie. Une dualité que Curtis ne pourrait jamais tout à fait comprendre. Ce n'était pas sa place, ce n'était pas son rôle. Pas certain même, d'avoir un rôle, tout court, dans cette équation à plusieurs inconnu.e.s.
La petite avait beau ne pas avoir son sang entre ses veines, c'était du pareil au même pour le jeune homme, à ce moment-là seul présent pour s'en occuper. Ses nouvelles obligations lui étaient tombées dessus un peu par hasard, pourtant jamais n'avait-il montré son opposition, jamais ne les avait-il accompli à reculons – sauf peut-être les délicats moments où la couche débordait. Il avait appris, sur le tas, des gestes nouveaux, des gestes à présents familiers. Il avait toujours côtoyé d'autres enfants, mais n'avait accompli ce genre de tâches jusque-là. Il était plus familier des batailles de purées et des réprimandes que l'autre côté, celui des responsabilités.

La bouteille vidée, Curtis la plongea dans l'eau bouillante, Nessie sur son épaule, qu'il incitait à faire son rot tout en tentant de s'attaquer à la vaisselle. Il abandonna bien vite l'idée, préférant se concentrer sur une seule chose à la fois – le biberon n'irait pas bien loin. Le voilà qui arpentait l'appartement en priant dieu que tout se passe bien, pour que rien ne soit régurgité d'un côté ou évacué de l'autre avant le retour de Toni. Il n'en avait simplement pas la force.
Sa mission accomplie, c'est sur le canapé qu'il finit par s'effondrer. Ses dernières résistances qui s'envolent alors que les coussins l'attirent. Nessie est allongée tout contre son torse dénudé, fermant les yeux au son des prières murmurées par Curtis. Il invoquait le marchand de sable, Morphée et tous les autres, d'emporter la petite au pays des songes. De l'emporter avec. Rien ne lui ferait plus plaisir que douze heures de sommeil d'affilée.
Ses prières furent tout de même exaucées. Car lorsque la porte d'entrée s'ouvrit sur Toni, bien plus tard, tout ce qu'elle put constater fut leurs deux silhouettes endormies. Emmaillotées ensemble, et ronflant à l'unisson.