T'as chaud, horriblement chaud, Tori. Tu ne sais pas si Cameron a augmenté le chauffage dans la salle, ou si c'est juste toi qui te donne plus à fond que d'habitude, mais ton numéro bien de commencer, et pourtant, tu es déjà assoiffée. En bonne professionnelle que tu es, tu ne laisses cependant rien paraître et tu fais ton numéro comme chaque jour, sensuellement. En plus du numéro de groupe, en ce moment, tu reprends la célèbre chorégraphie de Liza Minnelli sur Mein Herr, et même si tu as eu du mal au début, tu adores jouer avec la chaise, le burlesque, la musique. Tu te défoules sur scène et le côté décalé semble plaire. Tu as même droit à des pourboires ce soir. Il faut dire que la tenue préparée par Cam est particulièrement dénuée, et ça, les habitués, ils aiment. Parfois, tu te dis que c'est un peu malsain, et que si ta famille apprenait ce que tu faisais, ils seraient déçus. Pourtant, tu aimes ta vie, tu aimes ton travail et tu aimes cet endroit. C'est la première fois que tu te sens vraiment importante, qu'on reconnaît tes capacités. La preuve, ce mois-ci, Cameron t'a donné le numéro final, celui qui clôture la soirée, la dernière image du club, une responsabilité que tu accueilles avec joie. Alors une fois ton numéro finis, tu salues le public, haletante mais le sourire aux lèvres. En descendant de scène, tu croises le regard de Shahid, au bout de la salle et tu lui souris. Tu peux voir dans ses yeux qu'il est content que la soirée se termine. Tu comprends, toi, t'es en action tout le temps, ça doit être chiant pour lui, enfin, tu sais pas trop. Tu files vite dans les vestiaire pour enfiler un peignoirs, et boire de l'eau, un litre au moins. Tu t'assoies sur l'une des chaises, en face des grands miroirs, et tu te regardes un instant, avec ce maquillage presque outrageant, les traits forcés, pour qu'ils soient bien visibles de la scène, et la bouche vermeille. Tu ne te reconnais pas, mais en même temps, t'as l'impression d'être vraiment toi. C'est une sensation étrange. En ce moment, tu n'arrêtes pas de te remettre en question, tu ne sais pas trop pourquoi, t'es stressée. Par ta dispute récente avec ton coloc, par ta père, par sa relation avec Luke aussi, plus tu t'attache, plus il est violent, et toi, tu as l'impression de faire quelque chose de travers. Tu finis par te démaquiller, enlevant ton masque de fortune, dévoilant tes yeux cernés et ta mine pale, tu es bien vilaine, Tori, ce soir. Tu enlèves ton costume que tu ranges à sa place et tu enfiles une robe pull et tes cuissardes favorites. Aujourd'hui, c'est samedi, généralement, tu réquisitionnes le maître d'hotel pour lui montrer tes nouveaux numéros, mais ce soir, t'es pas dans le mood, tu veux rentrer et manger des chips devant la télé. C'est pour ça que tu traînes, tu mets trois plombes à faire ton sac, à ranger ta partie des vestiaires. Pourtant, malgré l'heure tardive, quand tu sors, Shahid est là, assis sur une chaise, tandis que les autres sont remontées sur les tables. Il sourit, te sourit, et voir qu'il t'attends, c'est bête, mais ça te met du baume au cœur. « Tu aurais pu partir » tu lui dis en souriant un peu. « Je, j'ai pas de numéros cette semaine, désolé mon chou, tu ne pourras pas admirer mon corps de rêve se dandiner. » tu utilises l'humour comme défense, typique.

La température ambiante du Red Velvet ce soir est abominable, étouffante, au point où Shahid la trouve même irrespirable, lui qui est tellement friand de ce genre de température d'habitude et qui refuse toute trace de froid. Mais il sait surtout que c'est l'un des problèmes à devoir fixer et que même si Cameron et lui auront beau s'aventurer à réparer le chauffage, ce n'est absolument pas dans leurs cordes. Ca ne l'empêche pas de tirer une chaise et de se mettre assit dessus, à l'envers, le menton posé sur le dossier et le regard fixé vers les danseuses, vers leurs numéros et sur le final, enfin. Chaque danseuse n'a aucun secret pour lui, chaque danseuse est un nom inscrit au fond de son coeur, à l'endroit où le Red Velvet bat doucement mais sûrement. Comme une famille. Son regard croise celui de Tori avec son numéro final, elle a encore mit le cabaret entier dans tous ses états. Shahid se mord la lèvre pour retenir son sourire trop grand en la voyant descendre les marches, son visage s'illumine en se disant que c'est la fin de soirée et que son lit l'attend bientôt, que les clients vont partir et qu'il va respirer un petit peu. Il adore faire ça chaque soir mais il adore aussi le clou du spectacle, la fin où les applaudissements fusent et où les visages s'éclairent à nouveau sous les lumières qui se rallument doucement et annoncent la fin de la soirée. Direction la sortie. C'est comme au cinéma ici, dès que les lumières se rallument, il faut quitter son siège et sortir à l'air libre, libérer les pauvres personnes en coulisses. Les clients partent lentement, Shahid a retrouvé sa place à la sortie du Red Velvet, derrière son joli comptoir, à sourire vers toutes ces personnes avec une douceur certaine, à hocher de la tête vers ceux qui sont habitués depuis bien longtemps maintenant. Lorsque tout le monde est dehors et que chaque employé vaque un peu à ses occupations, Shahid revient vers l'intérieur et se réinstalle sur sa chaise en attendant sagement que Tori vienne. Samedi soir c'est les numéros de danse de Tori, ceux qu'elle présente avec une nouvelle excitation et quelque chose qui le fait sourire, Shahid, dès qu'il la voit parler et qu'il l'entend rire. Mais elle met du temps ce soir et il donne finalement un coup de main aux autres pour remettre les chaises en place sauf la sienne qu'il garde pour revenir s'installer dessus, il check les musiciens qui passe devant lui, salut les danseuses d'un signe de main sans jouer d'impatience en leur demandant où est la vedette, et sourit vers Cameron ensuite pour lui signaler qu'il s'occupe de la fermeture ce soir. Et la voilà qui arrive enfin, le Red Velvet plus silencieux que jamais mais lui, il entend presque comme une musique à chaque pas qu'elle fait, son corps transporté par la grâce de son métier, et des étoiles dans ses yeux à lui. Tori s'approche et un sourire calme étire les lèvres du pakistanais qui l'observe, elle lui annonce de but en blanc qu'il aurait pû partir et il roule des yeux pour lui montrer que non, il ne pouvait pas. Samedi soir c'est rituel, samedi soir c'est Tori et lui depuis deux ans, ça ne va pas changer maintenant. Elle dit qu'elle n'a pas de numéros pour ce soir et il hausse un sourcil mais ne s'en formalise pas pour autant, ça arrive parfois de ne pas avoir d'inspiration, et il sait qu'il n'a pas attendu pour rien, il n'attend jamais pour rien quand c'est les gens du Red Velvet. Shahid se lève de son siège, attrape son calepin dans sa poche et son stylo dans la main gauche, griffonne rapidement dessus et montre le message vers la jeune femme. "Je l'ai déjà vu toute la soirée, le rêve." Il attend que son regard croise le sien pour lui lancer un clin d'oeil et lui montre le bar d'un mouvement de tête et signe le fait de boire un coup, attendant sa réponse avant de se diriger plus loin.

Tu te doutes qu'il doit y avoir un problème, parce que même si tu es à fond dans ton numéro, tu observes le public, ses réactions, et les hommes, surtout les vieux, ont l'air d'avoir chaud, eux aussi, et pas seulement grâce à toi ; Peut être que le chauffage est entrain de se détraquer, ou peut être que le soleil s'approche trop près de la terre, peut être que c'est la fin du monde, peut être qu'ils vont tous mourir, à minuit pile, sans douleur, l'ivresse de la soirée coulant encore dans leur veine. Pourtant non, tu finis ton numéro et tout le monde est encore en vie. En quittant la scène, tu sens leurs regards, sur toi, pourtant, tu cherches celui de Shahid, et tu souris, quand tu le croises. T'as pas besoin de lui faire de signe. Ça fait deux ans que vous passez vos soirées ensemble, et vous avez appris à vous comprendre par un simple regard. Tu sais qu'il est fière de toi, parce que tu arrives à tenir le numéro final, alors qu'il y a un an, tu en aurais été sûrement incapable. Tu grandis, dans le milieu. Tu t’épanouis dans ce qu'il te plait, et t'es heureuse que Cameron t'ait laisser une chance. Les spectateurs commencent doucement à partir, et toi, tu files au vestiaire, discutant avec les autres danseuses. Et finalement, les loges se vident peu à peu et tu te retrouves seule face à ton miroir, face à toi même. C'est une sensation désagréable, la solitude, elle se loge dans ton cœur et ronronne, ne te quittant plus, malgré tes amis, malgré ta famille, malgré tes sourires. Tu ne sais pas ce que tu fais de travers, Tori, t'es l'impression de vivre intensément, de ne pas pouvoir rêver mieux. Pourtant, il y a un mais, et tu n'arrives pas comprendre d'où il vient. Tu mets plus de temps qu'ordinaire, à sortir de la loge, et pourtant, quand enfin tu réapparais dans la pièce principale, bercée de pénombre, Shahid t'attends, fidèle à son poste. Tu souris, il est gentil. Il aurait dû rentrer se coucher, les soirées sont aussi longues pour lui que pour toi, après tout. Mais non, il est bien là, et ça te fait sourire, vraiment. Tu le charries un peu, rien de bien méchant, et il rentre dans ton jeu en griffonnant sur son éternel calepin. T'aimes bien cette particularité chez lui, ça le rends unique, différent, mieux. Tu souris à son clin d'oeil et le suit, au bar pour t'installer sur l'un des sièges surélevés. Tu donnerais un rein pour un coupe de champagne, mais il s'en doute puisqu'il sort déjà la bouteille. Tout le monde sait, ici, que c'est ton péché mignon. « T'es mon héros, Sha'. Pourquoi il n'y a pas plus d'homme comme toi, dans ce monde ? C'est pas juste. » Tu fais la moue. Ce serait tellement plus facile, en effet, si tu trouvais quelqu'un comme lui.